Paenser le soin
Notre matière est un amas de peau, de chair, d’os, de muscles, de liquides, d’électricité, de systèmes, de circuits, de mouvements, d’énergies, de pensées et d’autres éléments qui doivent, pour son bon fonctionnement, être gérés ensemble pour le devenir de notre propre corps. Ici, la matière est « ce possible » concept psychologique, scientifique, mutable, et le corps est ce qu’il est et ce avec quoi on le fait, en tant que représentation de cette matière, son attribut physique, corporel, psychique (social, politique, idéologique, poétique, pédagogique, culturel, économique, ethnologique…).
Notre corps, aussi unique et individuel·le que nous puissions être, est ce qui le précède : tout ce que nous avons été avant de naître, ce que nous lui faisons et ce que nous devenons. Tout ce que nous mangeons, pensons, regardons, habitons, parlons, faisons, créons, construisons, aimons, nous affecte, quoi qu’il en soit. Nous faisons partie d’un tout, et c’est cette relation avec ce tout qui nous compose et nous décompose. Nous sommes le « nous » dans le « nous » et le « nous » de nous-mêmes. Nous sommes un monde de corps interactifs et affectifs, un monde dans un corps et un corps dans un monde dialectique.
Prendre soin, c’est entrer en dialogue avec notre corps comme nous entrons en dialogue avec l’univers, afin de révéler les imbrications de certaines réalités sociales, politiques, socio-économiques, idéologiques, groupales, psychologiques, structurelles, et tous ces autres facteurs qui anesthésient et conditionnent ce dialogue.
C’est apprendre à se libérer des discours et à en rétablir un avec soi-même. Notre corps est un contenant, non seulement de matière, mais de tout ce qui nous remplit. C’est avec cela que nous avançons dans notre journée. Ce qu’on nous a appris, ce qu’on a vu, ce qu’on essaye, ce qu’on imagine, ce qu’on réfléchit, ce qu’on ambitionne, ce qu’on fait. Prendre soin, c’est penser à notre état d’âme, du plus intime au plus public, du plus torturé au plus apaisé, du plus dérégulé au plus calme, et agir pour/avec ce spectre afin de trouver un mi-lieu dans lequel exister le plus longtemps possible. C’est s’arrêter pour sentir et apprendre à ressentir chaque jour, comprendre pourquoi on ressent ce que l’on ressent et ce qui fait que l’on ressent ainsi. C’est se décoloniser, se libérer, s’émanciper, se déconstruire, prendre conscience de ce qui nous a façonné·e·s, et apprendre qui nous sommes parmi ce tout.
Qui sommes-nous ? Comment sommes-nous ? Comment est notre corps ? Comment avoir une relation avec notre corps ? Qui suis-je ? Comment suis-je ? Comment est mon corps ? Comment me sens-je ?
Prendre soin, c’est commencer à se poser des questions, même si elles n’ont pas de réponse. C’est un acte réflexif et discursif qui commence par soi et ne finit jamais d’être, et n’a pas forcément d’objectif, si ce n’est de se libérer et de se poursuivre, celui de créer son histoire.
Les « pourquoi » de sa raison d’être, les conditions de son état, le « comment » de notre construction, les circonstances de notre devenir, le « où » et le « pourquoi » de notre cheminement, et tout ce qui en découle. Toutes ces questions qui nous font entrer dans la matière lorsque nous entrons en relation avec ce corps et ce qu’il est. Prendre soin, c’est entrer en dialogue avec la matière à travers le corps et son environnement, et apprendre à se réapprendre. Prendre soin, c’est apprendre à se connaître.
Le soin est un acte politique et un privilège dans un monde où la survie est l’état de fait de nos politiques aliénantes et anesthésiantes. Pour certaines personnes, le soin ne signifie pas la même chose et n’implique pas les mêmes actions. Le soin peut consister à prendre une tasse de thé, se balader en forêt, acheter quelque chose qu’on aime bien manger, faire une pause des réseaux sociaux, aller taper dans une balle, crier, pleurer, partir en vacances, appeler quelqu’un avec qui on aime discuter, prendre une pilule, aller boire un verre, lire un livre, travailler, danser, faire la fête, faire une retraite ou une sieste. Nous, en tant que personnes, n’avons pas toutes les mêmes capacités économiques ni les mêmes ressources pour prendre soin de nous. Nous n’avons pas reçu les mêmes transmissions ni eu le même accès au soin. C’est pourquoi réfléchir au soin commence par ce que nous sommes, ce que nous avons, et ce que nous considérons comme types de soins autour de nous, au moment où nous commençons à penser le soin.
Comment est-ce que je prends soin de moi ? Comment m’a-t-on appris à prendre soin de moi ? Des autres ? Qu’est-ce que le « soin » pour moi ?
C’est depuis nos réponses et nos vécus qu’on construit le Soin.